l’Incompréhension Arabe x Occidentale
- Extrait de "Les Désorientés" de Amin Maalouf
Dans un monde idéal, les choses auraient pu se passer autrement. Les juifs seraient venus en Palestine en expliquant que leurs ancêtres avaient vécu là il y a deux mille ans, qu’ils en avaient été chassés par l’empereur Titus, et qu’à présent ils avaient décidé d’y revenir ; et les Arabes qui peuplaient ce pays leur auraient dit : Mais bien sûr, entrez donc, vous êtes les bienvenus, nous vous laisserons la moitié du pays et nous irons vivre dans la moitié qui reste. Dans le monde réel, les choses ne pouvaient se passer ainsi. Quand les Arabes ont compris que l’immigration juive n’était pas le fait de quelques groupes de réfugiés, mais qu’il s’agissait d’une entreprise organisée visant à s’approprier le pays, ils ont réagi comme l’aurait fait n’importe quelle population : en prenant les armes pour l’empêcher. Mais ils se sont fait battre. Chaque fois qu’il y a eu un affrontement, ils se sont fait battre. Ce qui est certain, c’est que cette succession de débâcles a progressivement déséquilibré le monde arabe, puis l’ensemble du monde musulman. Déséquilibré au sens politique et aussi au sens clinique. On ne sort pas indemne d’une série d’humiliations publiques. Tous les Arabes portent les traces d’un traumatisme profond ; mais ce traumatisme arabe, lorsqu’on le contemple à partir de l’autre rive, la rive européenne, ne suscite que l’incompréhension et la suspicion»
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale l’Occident a découvert l’horreur des camps, l’horreur de l’antisémitisme, alors qu’aux yeux des Arabes, les Juifs n’apparaissaient nullement comme des civils désarmés, humiliés, décharnés mais comme une armée d’invasion, bien équipée, bien organisée».
Et au court des décennies suivantes, la différence de perception n’a fait que s’accentuer. En Occident, reconnaître le caractère monstrueux du massacre perpétré par le nazisme est devenu un élément déterminant de la conscience morale contemporaine, et il s’est traduit par un soutien matériel et moral à l’État où on trouvé refuge les communautés juives martyrisées. Tandis que dans le monde arabe, où Israël remportait une victoire après l’autre, contre les Égyptiens, les Syriens, les Jordaniens, les Libanais, les Palestiniens, les Irakiens, et même contre tous les Arabes réunis, on ne pouvait évidemment pas voir les choses de la même manière. Le résultat, et c’est à cela que je voulais en venir, c’est que le conflit avec Israël a déconnecté les Arabes de la conscience du monde, ou tout au moins de la conscience de l’Occident, ce qui revient à peu près au même.
J’ai lu dernièrement ce témoignage d’un ambassadeur Israélien de sa carrière dans les années cinquante et soixante : « notre mission était délicate, parce qu’il nous fallait à la fois persuader les Arabes qu’Israël était invincible, et persuader l’Occident qu’Israël était en danger de mort ». Avec le recul, on peut dire que ce diplomate et ses collègues ont remarquablement réussi dans cette mission contradictoire. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, si les Occidentaux et les Arabes ne posent pas le même regard sur l’État d’Israël ni sur l’itinéraire du peuple juif.
Mais ce n’est évidemment pas l’habileté des diplomates qui explique cette différence de perception. Il y a, objectivement, deux tragédies parallèles. Même si la plupart des gens, chez les juifs comme chez les Arabes, préfèrent n’en reconnaître qu’une. Les Juifs, qui ont subi tant de persécutions et d’humiliations à travers l’histoire, et qui viennent de connaître, au cœur du vingtième siècle, une tentative d’extermination totale, comment leur expliquer qu’ils doivent demeurer attentifs aux souffrances des autres ? Et les Arabes, qui traversent aujourd’hui la période la plus sombre et la plus humiliante de leur histoire, qui subissent défaite sur défaite des mains d’Israël et de ses alliés, qui se sentent bafoués et rabaissés dans le monde entier, comment leur expliquer qu’ils doivent garder à l’esprit la tragédie du peuple Juif ?
Ceux qui, comme toi et moi, sont profondément sensibles à ces deux ‘tragédies rivales’ ne sont pas très nombreux. Et ils sont – nous sommes – de tous les Juifs et de tous les Arabes, les plus tristes et les plus désemparés. Mais je m’arrête là. Nous aurons bientôt d’autres occasions de nous raconter nos malheurs. Notamment lors de ces retrouvailles que je m’enforce d’organiser.